Que jeunesse se passe ou que jeunesse se casse ?

 

Une Jeunesse allemande est un documentaire sur la Fraction Armée rouge nettement plus prenant que bien des films de fiction.

Dès les années soixante-dix, Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta avaient porté à l’écran le roman d’Heinrich Böll l’Honneur perdu de Katharina Blum, transparente métaphore imaginée par celui-ci pour se venger de certains journaux qui s’étaient déchaînés contre lui lorsqu’il s’était avisé de prendre la défense de la Fraction Armée rouge. Plus récemment, il y a six ans, nous avons eu la Bande à Baader, d’Uli Edel.

Une Jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot ne saurait donc prétendre faire découvrir au spectateur une terra cinematographica incognita. Mais, face à des films tels que ceux que nous venons de mentionner et qui sont des « reconstitutions », Une Jeunesse allemande présente cette double particularité d’être un documentaire, et un documentaire composé uniquement d’images d’archives : aucun témoin n’a été sollicité pour porter aujourd’hui un jugement rétrospectif sur la période évoquée. Pas la moindre voix off pour situer les différents événements. C’est du brut, sinon du brutal.

Il vaut donc mieux, même si le réalisateur est allé puiser ses images dans des sources très diverses (home movies, captations de spectacles « révolutionnaires » ou de « performances », émissions de télévision), que le spectateur soit un peu « averti » : une telle entreprise ne peut pas ne pas être lacunaire. Sans doute les médias régnaient-ils déjà en maîtres dans les années soixante-dix, mais les smartphones n’existaient pas encore et les caméras numériques n’avaient guère dépassé le stade du prototype ; il n’y avait donc pas, comme c’est le cas aujourd’hui pour tout événement, même insignifiant, un quidam au coin de la rue prêt à cueillir un scoop pour le diffuser dans les minutes qui suivent sur Youtube.

Pourtant, même si nous ne savons pas grand-chose des faits et gestes de la Fraction Armée rouge et de ces années dites « de plomb », même si nous avons parfois du mal à identifier les personnages qui se succèdent sur l’écran, nous ne nous sentons jamais coupés des images que nous voyons. D’abord parce que certaines d’entre elles sont françaises, cette période de l’histoire allemande coïncidant largement avec nos événements de soixante-huit et avec nos années post-soixante-huitardes. La première voix que nous entendions dans le film est d’ailleurs plus facilement identifiable pour le public français que pour le public allemand, puisque, c’est celle, traînante et nasillarde, de Jean-Luc Godard.

L’aphorisme qu’il énonce ne mérite peut-être pas d’être appris par cœur, mais sa seule voix suffit à nous avertir que ce que nous allons voir va mal finir, que cette Bande à Baader ne saurait être qu’une « bande à part », puisque le happy end n’a jamais vraiment été une figure godardienne. Et c’est là que le film devient, presque immédiatement, saisissant. Il nous prouve, ce documentaire, que la tragédie n’est pas une invention de dramaturge ou de théoricien du théâtre. Andreas Baader, Ulrike Meinhof (autour de laquelle le film est essentiellement centré) et leurs amis se prennent incontestablement au sérieux dès le départ et, pour ceux qui ont connu Mai 68, leurs discussions ont le parfum de certaines « AG » très solennelles et très soporifiques, mais les actions qu’ils mettent d’abord en place pour dénoncer cette société bourgeoise qui leur déplaît tant, entre autres à cause du caractère très inachevé de sa dénazification, ne sont que symboliques, s’inscrivent dans une démarche artistique et peuvent parfois prêter à sourire. Mais, progressivement, implacablement, la machine infernale se met en place et l’assassinat devient pour eux moyen d’action.

Seulement, comme l’a dit un jour Camus, il est rare qu’un tueur ne soit pas quelque peu suicidaire, et l’espèce de mégalomanie robespierriste et naïve dans laquelle s’enferrent ces révolutionnaires qui ne comprennent pas, qui ne veulent pas comprendre que le peuple qu’ils prétendent défendre ne les suit pas tout simplement parce qu’ils lui font peur, cet aveuglement, cette métamorphose physique, même, qui s’empare d’eux, font que, s’ils ne nous deviennent jamais véritablement sympathiques, ils n’en suscitent pas moins chez nous une certaine compassion. Quand nous employons le mot « suicidaire », nous ne voulons pas dire qu’ils se sont effectivement suicidés, puisque, aujourd’hui encore, le mystère plane sur les circonstances de leur mort, mais qu’ils menaient par la force des choses une bataille perdue d’avance. A peu près à la même époque, Daniel Cohn-Bendit, tout Dany le Rouge qu’il était encore, ne craignait pas d’avouer publiquement qu’il était bien conscient que le destin de tous les révolutionnaires était d’être cocu.

 

FAL
Salon littéraire
octobre 2015
salon-litteraire.com/fr/cinema/review/1938003-documentaire-sur-la-fraction-armee-rouge-une-jeunesse-allemande